Aux Cinq Rues, Lima by Mario Vargas Llosa

Auteur:Mario Vargas Llosa [Llosa, Mario Vargas]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Littérature étrangère
ISBN: 9782072706295
Publié: 2017-05-18T04:00:00+00:00

XV

La Riquiqui a peur

Ce capitaine, Félix Madueño, qui était venu la chercher aux Cinq Rues et l’avait conduite à la morgue à bord d’une voiture de police, ne l’avait-il pas nommée « Julieta Leguizamón » ? Il était bien renseigné, ma parole. Certes, Julieta était son prénom, mais peu de gens connaissaient son nom : Leguizamón. Ça lui avait paru très bizarre qu’il l’appelle comme ça, puisque tout le monde l’appelait par son surnom : la Riquiqui. Ou bien Julieta, tout au plus. C’est comme ça qu’elle signait toujours ses articles, de son surnom ou de son prénom. Dans la voiture de police qui l’avait ramenée chez elle avenue du Lieutenant Arancibia, il n’y avait ni l’officier ni le civil, seulement les deux gardes. Ni celui qui conduisait ni son camarade ne lui adressèrent la parole sur le trajet et elle s’étonna qu’ils connaissent si bien la petite ruelle défoncée des Hauts Quartiers où elle habitait.

En arrivant chez elle, la Riquiqui alla à la cuisine, but un verre d’eau et se coucha tout habillée en enlevant seulement ses chaussures. Elle était gelée. C’est alors qu’elle fut envahie par le chagrin, un chagrin profond, déchirant, au souvenir de ce qu’elle avait vu à la morgue : ce qui restait de Rolando Garro. Elle n’avait pas l’habitude de pleurer, mais maintenant elle sentait ses yeux se mouiller de grosses larmes qui roulaient sur ses joues. Quels salauds, quels bouchers, ils lui avaient écrabouillé la figure avec une pierre et l’avaient criblé de coups de couteau. Ça ne pouvait pas être l’œuvre d’un simple chapardeur, un de ces pauvres diables qui volent les sacs et arrachent les montres. C’était une vengeance. Un assassinat bien planifié et, sûrement, très bien payé. Un assassinat par des tueurs, des professionnels du crime.

Elle frissonna de la tête aux pieds. Et qui pouvait avoir planifié cette vengeance sinon Enrique Cárdenas, le millionnaire que Rolando Garro avait exhibé à poil avec des traînées dans cette orgie photographiée par Ceferino Argüello ? Putain de sa mère, fumier, fils de pute. Ça lui foutra les foies, au pauvre Ceferino, quand il apprendra ce qu’on a fait au directeur de Strip-tease. Et pas pour rien, parce que si on avait écrasé la figure de son cher patron, qu’est-ce qu’on ne ferait pas à l’auteur des photos ! Il valait mieux l’avertir et qu’il disparaisse un bout de temps, sûr qu’on le traquait. Mais elle ne connaissait pas l’adresse de Ceferino ni son numéro de portable pour le prévenir. En plus, la Riquiqui n’avait nullement l’intention de pointer son nez le lendemain aux bureaux de Strip-tease. Pas folle, la guêpe. Elle n’y remettrait pas les pieds de sitôt. Et puis, qui savait si la revue allait survivre ? Sûrement pas, elle disparaîtrait comme le pauvre Garro. Est-ce qu’elle-même était en danger ? Elle essaya de raisonner froidement. Oui, sans le moindre doute. Tout le monde savait qu’elle était depuis longtemps le bras droit du patron, que la Riquiqui était la rédactrice vedette de Strip-tease.

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